Chroniques "Massiennes" - 2 : Léo... bête à part...

Après ses premières "chroniques Massiennes" consacrées au personnage de Pifou (cf. chroniques Massiennes - 1 : Pifou ), Emmanuel Epailly nous revient avec une nouvelle chronique qui concerne, toujours le dessinateur Roger Mas, et son autre illustre personnage : "Léo... bête à part....". Si vous avez apprécié sa chronique sur Pifou, vous prendrez le même regard avec plaisir à cette relecture de "Léo... bête à part...".

Léo... bête à part...

A l’instar de Pifou, Léo est un personnage typique de R. Mas.

Certes, il ne dit pas "glop-glop", mais il fait chantonne en faisant "ploum ploum ploum",
marche avec la main comme ça, et relève ses poings au niveau de son torse quand il n’est pas content. Et quand il plonge par mégarde sur la tête du gardien-chef, ça fait "KLON". Aucun doute, on est bien dans l’univers de R. Mas...


Le chantonnement ploumesque est typiquement "massien", ainsi que les poings du gardien dans le genre "grrr"

Admirez, dans la main en arrière, toute la patte de Mas !
Et le "KLON" comme une cerise sur le gâteau.

Léo est un léopard. Le titre révèle cette identité de façon subtilement codée : "Léo... bête à part...". Je dois avouer à ma grande honte que j’ai découvert Léo à l’âge de cinq ans et que j’ai attendu d’en avoir onze pour m’apercevoir qu’il y avait un jeu de mot dans le titre. Combien sommes-nous dans ce cas-là ? On pourrait monter une association des retardataires de la "comprenette"...

Dans les premières histoires, la ligne de titre nous présente Léo de face et de quasi-profil, comme dans les archives de la police. Il ne lui manque plus que le numéro matricule et le motif de l’interpellation. Pour Léo, ce motif est tout trouvé : évasion. L’évasion est en effet le passe-temps favori de Léo, qui semble pouvoir quitter le zoo au nez et à la barbe de son gardien-chef préféré. En cela, il nous rappelle un peu Nestor, d’autant qu’il a la même tendance à revenir au bercail sitôt qu’il en a marre de la liberté ou que l’heure du repas approche. En fait, Léo ne s’évade pas, il va juste faire un petit tour, ploum ploum ploum...

Le gardien-chef de Léo est un personnage important. Il est plus gros et plus galonné que les autres gardiens. Il a une petite moustache et une veste noire qui rebique drôlement sur son fessier. Il passe son temps à s’embusquer dans des fourrés avec un filet à papillon pour essayer d’empêcher Léo de s’évader. Ou alors il sert aux animaux du zoo d’appétissantes plâtrées de purée pustuleuse d’où émergent ça et là quelques os bien blancs. Dans les corvées quotidiennes, il demande parfois à Léo de l’aider. Par exemple pour peigner la girafe.


le sploch est servi

De temps en temps, le gardien-chef reçoit la visite de l’inspecteur général des zoos. C’est tout une histoire, car, il faut bien le dire, le gardien de Léo est dévoré par une ambition fiévreuse : obtenir son second galon. Dès lors, il est prêt à tout pour éblouir l’inspecteur. Manque de pot, les stratagèmes foirent à tous les coups et l’inspecteur repart indigné, en lui confisquant parfois même son premier galon. En général, c’est la faute de Léo...

On ne peut s’empêcher de faire ici un rapprochement avec De Mesmeaker venant signer les contrats, devant un Prunelle obséquieux avant qu’un Gaston Lagaffe ne fasse tout capoter. C’est le même ressort dramatique. Sauf que chez Léo, ça finit souvent par une poursuite. Ou alors, autre option, on voit le museau de Léo caché dans un buisson avec au loin le gardien qui le cherche, une main en visière et une massue dans le dos en faisant « Léo, hou, hou ! ».
Il arrive aussi que le gardien-chef, suite à une idée calamiteuse de Léo, se retrouve plongé dans le bassin des crocodiles, ou tombe dans l’enclos du rhinocéros... Dans ces cas là, l’image finale le révèle affublé de bandages et de vêtements déchirés. Mais l’attitude reste la même : je cherche Léo pour lui mettre une raclée.


traque dans le zoo. (variante sans massue et sans « hou hou »)

Dans le zoo de Léo, il y a plein d’animaux. Jusque là, c’est normal. Ce qui est plus spécifique, ce sont les bruits que font ces animaux. Les lions font "ROUA-A-AH...". Les singes font "HAK- HAK- HAK". Et les phoques "HONK - HONK - HONK...". Autant d’estampilles massiennes. Quant à Léo, quand il dort, il fait "Z" ! C’est une révolution, quand on sait que dans les histoires de Pif, du même auteur, les personnages dormeurs font plutôt "GRON" !

le roua-a-ah des animaux...
HAK simiesque


HONK polaire

Z dodoïque (le vivarium est un lieu très important du zoo, et l’occasion
d’apprendre un joli nom latin)

Il semblerait d’ailleurs que le gardien-chef de Léo ait emprunté à Tonton sa moustache en "balai à chiottes". Il lui a également emprunté sa femme, ou presque, car sa tendre moitié fait irrésistiblement penser à Tata, non pas tant physiquement que dans son aptitude à manier le rouleau à pâtisserie dans les dernières images. Cette charmante dame se fâche tout rouge quand son mari oublie de lui offrir du muguet ou quand il essaie de s’évader (lui aussi !) pour aller faire une belote avec les copains. Mais puisque nous abordons ici de l’intimité du gardien-chef, profitons-en pour révéler son prénom, sans doute peu connu du grand public : c’est Léon.

L’image ci-dessous en apporte la preuve. Quant à sa femme, elle s’appelle Bobonne. (Preuve également jointe)

Le chef dit son nom
La gardienne du gardien

Léon, gardien de Léo, c’est déjà amusant. Le connaisseur s’esbaudira de plus belle en comparant les prénoms de César (Le Tonton de Pif) et de Léon. César est un empereur romain fort connu (qui fait d’ailleurs quelques apparitions dans une BD dont je tairai le nom afin de ne pas faire de pub à Uderzo). Quant à Léon, c’est le nom d’un Pape qui a négocié une trêve avec Attila, juste avant que l’Empire Romain ne parte en eau de boudin. Il semblerait donc que R. Mas, à l’instar de tous les humanistes, de Jacqueline de Romilly à Jean d’Ormesson, se réfèrent à l’Antiquité.

Continuons l’inventaire des prénoms. Le lion s’appelle Brutus. Aha ! Qu’est-ce que je disais ? On est à fond dans la romanité ! Le gorille s’appelle Balou-Bahou. Bon, ça, c’est moins romain, d’accord... L’éléphant s’appelle Papillon. Hum... Le serpent s’appelle Adam (fine allusion biblique) et parfois Toutenlong.

Brutus, donc
pour le nom du gorille, croyez-moi sur
parole

admirez les rimes, Mas renoue parfois avec les
vers de mirliton hérités de l’époque Arnal

Bon. Il semblerait que ma théorie de la romanité soit à revoir. En plus, je viens de découvrir un fait extrêmement troublant. Attention, accrochez-vous aux branches, (non, ne faites pas "HAK- HAK- HAK" quand même), je vais vous révéler la chose...

Selon les épisodes, le gardien-chef ne porte pas le même prénom !!! En effet, il s’appelle bien LÉON dans le Pif-Gadget n°550, mais dans le Pif-Gadget n°24, il s’appelle ERNEST. Qu’est-ce que c’est que ce baptême à géométrie variable ??? Pourquoi R. Mas a-t-il changé d’avis ? C’est une excellent question et il faudrait la lui poser. Peut-être avait-il oublié le premier prénom (entre les deux Pif-Gadget, si mes calcules sont justes, il s’est écoulé une dizaine d’années). Ou alors il s’est fâché avec un gars qui s’appelait Léon. Ou alors il a vu "Ernest et Bart" à la télé. Ou alors le gardien s’appelle Ernest Léon, de même qu’il y a des Jean Richard et des Paul-Émile Victor. On peut hypothéser à loisir. Si quelqu’un sait quelque chose, qu’il le dise.

au fait, il s’appelle Ernest ou Erne-e-est ?

La charmante épouse de Léon-Ernest a elle aussi un nom variable. Alors que son mari l’appelle Bobonne, Léo l’appelle Madame la Gardienne-Chef, surtout quand il lui offre respectueusement du muguet porte-bonheur. On pourrait se pencher avec intérêt sur l’image de la femme dans l’œuvre de R. Mas (on l’a bien fait pour Hergé) : Tata, de même que Madame la Gardienne-Chef, sont quand même deux mémères virulentes très promptes à dépoussiérer l’occiput de leurs mari à coup de balai ou de rouleaux à pâtisserie. Cela résume à peu près toute la présence féminine dans l’univers de Mas. Voilà qui fera réfléchir à loisir les psychologues de bazar. Pour l’amateur de BD, la virago castratrice à la Dubout n’est pas loin. D’ailleurs, il y a du Dubout dans le trait de R. Mas, dans la rondeur, dans le clarté, dans le souci du détail.


le "sexe faible" vu par R. Mas

Le gardien-chef porte toujours des caleçons à pois. Jamais de rayures ou de carreaux. C’est presque une règle générale de la BD comique : un caleçon est TOUJOURS à pois, si possible avec des couleurs bien contrastées (rose et vert, par exemple). C’est sympa, mais ce n’est pas un truc propre à R. Mas. En revanche, détail éminemment massien : dans le zoo de Léo, les enclos sont cernés de parois ondulantes. Considérez le dessin ci-dessous, ça évitera les longs discours. Vous voyez la paroi ? Ben c’est toujours comme ça. Ou presque. C’est à noter.


clôture massienne

Ah oui, notons également un autre truc. Des fois, les histoires de Léo sont signées Mas (textes et dessins), des fois elles sont signées Sani - Mas (pour les textes). Sani, ça vous dit quelque chose ? Eh oui, amis pifistes, c’est le même nom qu’on retrouve au scénario de Fanfan la Tulipe. La question se pose : est-ce la même personne ? Renseignements pris : oui. Sani est le pseudonyme de Jean Sanitas. Vois-t-on pour autant Léo secourir la veuve et l’orphelin et rosser la maréchaussée en arborant le sourire éclatant de Gérard Philipe ? Non. Quelle différence y a-t-il entre une planche signée Sani-Mas et une planche signée Mas ? Quatre lettres. En résumé, Sani a su trouver des gags parfaitement massiens. Et on lui en sait gré.
Tiens, petit détail en passant qui n’intéressera peut-être que deux personnes (moi compris), quand le gardien-chef parle au téléphone, le texte de sa bulle est en italique. Idem quand l’interlocuteur lui répond. C’est curieux, ça, hein ? (Reportez-vous à l’image « le chef dit son nom »). On sait que R. Mas met en italique les interjections, les "pffff", les "ploum-ploum", les "pssst", et autres "glop-glop". Il met aussi en italique les textes narratifs (les « trois heures plus tard », « le soir même », « pendant ce temps »). Considère-t-il donc les propos téléphoniques comme des onomatopées ou bien comme des textes narratifs ?... Si vous voulez j’en ai plein, des questions intéressantes comme ça...

Un truc hyper-massien, aussi, c’est d’écrire « sans parole » au début d’une histoire sans parole. Si si, il fait ça ! Quand il n’y a aucune bulle dans l’histoire, il y a un cadre dans la première image avec marqué dedans « sans parole », ou « histoire sans parole ». Ça, c’est le genre de truc qui me fait très plaisir quand je tombe dessus. Ça me remplit de nostalgie, peut-être parce que c’est une chose qui ne se fait plus, qui date du temps où les dessins d’humour sans parole, style Almanach Vermot, était sous-titrés « sans légende ». C’est vrai, pourquoi préciser « sans parole » ? Au cas où le lecteur croirait à un oubli ? Ou à une panne de son ?... C’est complètement inutile et c’est pour ça que c’est beau ! (Cyrano vous le dirait mieux que moi). Ça fait partie des choses qu’on ne verra plus, comme les sachets de Tang et les derniers slows (là, c’est Jo Dassin qui le dirait)...


Sans commentaire...

Arrêtons-nous un instant sur la morphologie du personnage éponyme. Léo est certes un léopard, mais il est bipède. Son rôle de héros de BD l’a conduit à l’humanisation. En effet, il est beaucoup plus facile de faire des blagues et des bêtises quand on a des bras et des mains préhensiles. Léo marche donc debout, comme n’importe quel Pif humain. Ce qui est frappant c’est que les autres animaux du zoo n’ont pas bénéficié de la même évolution. Le lion reste un lion, le serpent un serpent, le chameau un chameau... Tous marchent à quatre pattes (surtout le serpent) et le seul trait qui les humanise un peu c’est d’être doués de parole. Léo est donc le seul animal anatomiquement humanisé du zoo, d’où la puissante justification du titre de la série : « Léo, bête à part », CQFD.

Vu de face, Léo est bizarre. R. Mas ne dessine pas souvent ses personnages de face. Du coup, on n’est pas habitué. On objectera que Léo est dessiné de face à chaque planche, dans le bandeau de titre. Certes, mais il est bizarre quand même. Non mais regardez-le (ci-dessous) ! Quand j’étais petit, je croyais qu’il mettait le nez au-dessus d’un bol blanc, comme pour boire son chocolat... Ça vous a pas fait ça, à vous ? Ce n’est qu’après que j’ai compris. C’était pas un bol de "Banania", c’était sa gueule ! (Amis retardataires de la comprenette, venez nombreux).

tout un mythe qui s’effondre

Léo a une queue toute gondolée. Moi je pensais qu’il se l’était prise dans la porte de sa cage, et je cherchais désespérément l’histoire où c’était raconté. Quant à ses cheveux rouges, ça ne m’a pas interpellé. D’une part parce que je trouvais ça normal, d’autre part parce que le mot « interpellé » n’existait pas encore (ou alors pas dans ce sens-là)

Petit festival des bandeaux ou des cases de titre de Léo, dans un ordre à peu près chronologique :

Pour finir, laissez-moi vous montrer une image complètement mythique. Au cas où ça serait pareil pour vous. Regardez...

Le petit nom de "Trou sur Plage", la lune derrière les nuages, la voiture qui roule dans la nuit, tout cela se mêle à mes souvenirs persos... (pardonnez ce brusque élan de subjectivité, ceux que ça dérange n’ont qu’à sauter huit lignes). Je lisais Pif-Gadget dans la maison d’Andernos qui sentait l’iode et le moisi humide des greniers. Il y avait une lune presque comme ça quand nous allions voir le feu d’artifice du 14 juillet, au bout de la digue. Et les Pif sentaient comme la maison, si bien qu’en voyant cette image, là, sur mon ordi, ce soir, j’ai l’impression de sentir le moisi lointain d’une maison d’enfance aujourd’hui disparue... Eloignons le nez de l’écran, ça sert à rien de faire des traces dessus.

En conclusion, je dirai que Léo est un personnage éminemment métaphorique, voire allégorique, qui représente le genre humain confronté à la Loi édictée par le Père (figuré ici par le gardien-chef et les barreaux) et qui cherche une plus-value d’auto-estime dans la sublimation de l’acte d’évasion élevé au rang d’une démarche artistique qui... Non allez, je déconne... En fait, Léo est un personnage vachement sympa et je suis bien content de l’avoir connu.
La dernière fois j’ai dit que R. Mas était un génie.
Et bien je dois vous avouer quelque chose : c’est vrai.

Emmanuel EPAILLY