Roger Lécureux nous parle de 30 ans de Bande Dessinée française (1975)

Nous vous présentons un document que peu d'amateurs de l'oeuvre de Roger Lécureux ont eu le loisir de lire, il s'agit d'un entretien de l'auteur avec Georges Quiquère, journaliste à l'hebdomadaire La Vie Ouvrière. Cet article est paru il y a déjà 30 ans et s'intitulait "30 ans de Bande Dessinée française". Jean-François Lécureux et la rédaction de l'hebdomadaire nous ont aimablement donné l'autorisation de publier cet article et nous les en remercions.

Roger Lécureux nous parle de 30 ans de Bande Dessinée française

"Comme toutes les religions, la BD a ses détracteurs farouches qui lui reprochent d'éloigner le public - et surtout le jeune public - de la littérature, de cultiver le mauvais goût, le racisme et la misogynie.

Quoi qu'il en soit, la bande dessinée est devenue de nos jours un fait social. Si les journaux spécialisés sont peu nombreux, il n'est guère de quotidiens qui ne lui accordent une large place, souvent une page entière. Un nouveau mode d'expression a pris forme peu à peu, et l'on ne saurait prétendre que tel d'entre eux puisse être qualifié de mineur par rapport à tel autre. Comme les autres, celui qui nous intéresse ici peut véhiculer toutes les idées, bonnes ou mauvaises, progressistes ou abêtissantes, conformistes ou dérangeantes. La qualité du graphisme joue, parallèlement, un rôle considérable. Et, si certains dessins sont d'une laideur navrante, d'autres touchent à l'oeuvre d'art (1).

On a déjà écrit de nombreuses thèses fort savantes sur la BD. Nous ne saurions ici ni les adopter en totalité, ni même les résumer. Nous nous contenterons de raconter (sans bulles) l'histoire originale d'une équipe qui, partie de pas grand-chose, s'est assuré une place enviable sur le marché mondial de la spécialité, celle des Editions « Vaillant-Pif » qui ont célébré leur trentième anniversaire à la fin de l'année passée (ndlr : rappel, nous sommes en 1975 lorsque cet article est paru).

photo Serge Gautier

Un héritage de la résistance

Sans remonter très loin dans le temps, si nous prenons pour référence l'immédiat avant-guerre, les journaux spécialisés américains avaient conquis le marché européen. L'occupation coupa la route de la BD américaine. A l'époque, les journaux que l'on se passait sous le manteau et sans l'autorisation des Allemands avaient autre chose à dire.

L'un de ces journaux clandestins de la Résistance avait pour titre « Le Jeune Patriote ». II représentait le Front Uni de la Jeunesse Patriotique (FUJP), organisation de la jeunesse combattante du Front national.

Le Conseil national de la résistance avait décidé que, dès après la Libération, la presse serait contrôlée par les mouvements issus de la Résistance. Tant de journaux avaient, avant la guerre, participé à l'intoxication de Français, puis sombré dans la collabo-ration en 1940, qu'il n'était pas question de leur permettre de reparaître quand la paix reviendrait. De plus, le CNR avait prévu un système protectionniste de la nouvelle presse française pour empêcher la concurrence étrangère, tant au plan des moyens qu'à celui des idées.

C'est sur cette toile de fond que commence notre histoire. Celui qui nous la conte s'appelle Roger Lécureux. Il l'a vécue de A à Z, ou presque. Roger est aujourd'hui un grand nom de la BD mondiale. Ses créations : « Les Pionniers de l'Espérance », « Nasdine Hodja », « Teddy Ted », « Le Grêlé 7/13 », « Rahan », sont mondialement connues. A plusieurs reprises, les distinctions les plus retentissantes. ce qui correspond au cinéma aux Oscars aux « Lions d'Or à la « Palme d'Or etc., lui ont été décernées. II travaille dans le calme de sa maison d'ltteville. dans la grande banlieue sud de Paris. C'est là que nous l'avons rencontré.

« Dans les jours qui suivirent la Libération de Paris, nous dit-il, la petite équipe qui avait dirigé « Le Jeune Patriote » dans la clandestinité se vit délivrer l'autorisation de sortir un journal au grand jour... La guerre n'était pas finie et Le Jeune Patriote continua, sous d'autres formes, à exalter l'exemple de ceux qui portaient les derniers assauts au IIIème Reich nazi.

La paix étant revenue, ii apparut très vite aux dirigeants de cet hebdomadaire que quelque chose manquait dans la gamme des journaux offerts au public de l'après-libération : un journal illustré destiné aux enfants. C'est alors qu'ils créèrent « Vaillant », avec l'attribution de papier - le papier était alors contingenté - destiné au Jeune Patriote. »

Poïvet et Lécureux ont emmené les Pionniers de l'Espérance sur la lune 10 ans avant Armstrong

Premier critère : des idées de progrès

« Pour ce qui me concerne, j'étais imprimeur, conducteur offset pour préciser... J'avais eu des mots avec mon employeur et je m'étais fait mettre à la porte... Ayant entendu dire qu'on lançait un nouveau journal illustré, je suis allé me présenter à l'embauche. La bande dessinée me passionnait, et c'est sur ce simple critère que René Moreu (2), le rédacteur en chef, m'embaucha. « Occupe-toi des abonnements ! », me dit-il... C'était assez facile, il y en avait tout juste une soixantaine...

Nous n'étions qu'une toute petite équipe au début : Madeleine Bellet, Coignoux, Annette Houzet, Jean 0llivier, Deran, Moreu, Gire, Debonne, Liquois et moi, si j'ai bonne mémoire ; autant de copains dont l'enthousiasme et le désir de réussir étaient beaucoup plus élevés que les connaissances réelles... Nos premières bandes étaient toutes très patriotiques, mais assez malhabiles de par leur conception et leur graphisme...

 

Quelques-uns des pionniers des Editions Vaillant. De gauche à droite : Rémy Bourlès (« Bob Mallard »), Jean Trubert, Jean 0llivier, Raymond Poïvet (« Les Pionniers de l'Espérance »), Madeleine Bellet, directrice, Roger Lécureux, Max Brunel, Cabrero Arnal (« Pif le chien ») et René Moreu, rédacteur en chef, en 1950

Michel Debonne écrivit le scénario d'une bande intitulée « Fifi, gars du maquis » (3). Elle avait beaucoup de succès et tous ceux qui ont connu cette époque-là s'en souviennent, je crois... L'ennui, c'est que Michel avait la détestable habitude de mettre son Fifi dans des situations inextricables. A ce point de l'histoire, il ne savait plus comment tirer son héros d'affaire. Alors, il venait me trouver et me demandait : « comment tu le sortirais de là toi ? ». Je trouvais toujours un moyen. au bout de quelques mois, il pensa qu'il était plus simple de me demander si je voulais écrire l'histoire à sa place. Moreu insista : « Laisse tomber tes fiches et viens avec nous à la rédac !...

« Notre petite équipe s'étoffait peu à peu. Libéré du camps de concentration de Mauthasen, l'antifasciste espagnol Cabrero Arnal créait "Placid et Muzo", ainsi qu'un personnage dont la popularité allait devenir extraordinaire : « Pif le chien ». Henri Bourdens et Rémy Bourlès imposaient les aventures aéronautiques de "Bob Mallard". Jean 0llivier (4) et René Bastard connaissaient également le succès avec un héros médiéval, "Yves Le Loup". Associé au dessinateur Raymond Poïvet, je créais la première bande de science-fiction française : « Les Pionniers de l'Espérance ». Notre journal n'était pas composé comme aujourd'hui uniquement de bandes dessinées. Il y avait du texte, des nouvelles, des récits d'aventures vécues... Je dois reconnaître que, sur le plan technique, nous n'y sommes pas allés par trente-six chemins.

Nous avions des idées mais peu d'expérience. Nous avons donc étudié sérieusement la technique américaine découpage du scénario, part comparée du texte et de l'image, etc... Bien entendu, le contenu était tout à fait différent.

« Le tirage est passé rapidement à 100 000, à 150 000, à 200 000 exemplaires. Parallèlement, le journal prenait de l'ampleur, de 8 à 16, puis à 32 pages... La concurrence arriva de Belgique, d'Italie, puis des Etats-Unis, « Vaillant » la supporta sans broncher, augmentant même insensiblement son audience...

L'esprit d'initiative, d'ouverture qui régnait au sein de notre équipe a permis la création d'une véritable école de la bande dessinée française qui se caractérisa essentiellement par la mise en valeur d'idées telles que le progrès, la justice, la liberté, sans pour autant qu'on assiste à une sorte de bourrage de crâne... II existe actuellement en Europe occidentale quelque 120 spécialistes de la bande dessinée. Les deux tiers d'entre eux, au moins, sont passés par « Vaillant », et parmi eux des noms très connus comme Paul Gillon, Pierre Le Guen, Marcel Gotlieb, Mandrika, Houdelinckx, Mattioli, Nortier, Hugo Pratt et j'en passe... Je le dis sans forfanterie : sans « Vaillant », la bande dessinée ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui... Dès le début, et les premiers dans le monde, dans une bande qui s'appelait « Sam-Billy-Bill », nous avons réhabilité les Indiens. Cela se passait plus de dix ans avant que le cinéma américain utilise ce thème... L'équipe d'astronautes des « Pionniers de l'Espérance » était composée d'hommes et de femmes de races différentes. On peut constater aujourd'hui que le racisme a pratiquement disparu des bandes dessinées européennes. Cela aussi, c'est à mettre à l'actif de « Vaillant »... »

Une question à Roger Lécureux : « Pouvez-vous nous énumérer les principes sur lesquels sont bâtis vos scénarios ? »

André Deran colaborateur régulier de la Vie Ouvrière et faisait partie de la première équipe de Vaillant (photo de Lucchesi)

« Dans la bande dessinée d'aventures destinées aux enfants, les genres sont assez limités : histoires de westerns, de corsaires, de brousse, de chevalerie, de science-fiction... A « Pif », tous ces genres sont couverts... L'essentiel pour nous est d'inventer des héros progressistes, rationalistes, dont, le comportement est toujours collectif. "Teddy Ted", par exemple, n'est pas seul ; il est motivé par un groupe. Pas un « Superman » non plus ; il est souvent en difficulté... Dans d'autres journaux, spécialisés ou non, une part non négligeable est faite au rêve, au délire... C'est finalement beaucoup plus facile. Dans « Pif », il n'y a pas de place pour le surnaturel...

» Une autre constante de la bande dessinée : les différents personnages doivent avoir un caractère bien défini : idéaliste, ou rigolo, ou jovial, ou renfermé, ou peureux, que sais-je encore ?... D'un épisode à l'autre, le lecteur doit retrouver chacun d'entre eux tel qu'en lui-même, dans de nouvelles aventures... Ce qui différencie également notre production de la production américaine, c'est que, dans cette dernière, il n'y a que très peu de texte et jamais de commentaires. Nous considérons, mon ami Jean 0llivier et moi, que le dessin ne peut pas toujours tout exprimer. C'est pourquoi nous incluons dans nos scénarios le minimum indispensable de commentaires. »

Le fils des âges farouches

Rahan est l'un des grands succès actuels de « Pif » qui a succédé à « Vaillant ». Roger Lécureux nous parle à présent de ce personnage désormais populaire dans une vingtaine de pays.

« J'avais depuis longtemps l'intention de créer un personnage de la préhistoire... La difficulté première consistait justement dans le fait que la préhistoire n'a pas connu, comme son nom l'indique, d'historien.

Elle s'étale sur des millions d'années ; on en est aujourd'hui certain. On sait aussi que la lente évolution humaine a connu des conditions climatiques très différentes, des techniques d'outillage, donc de chasse, différentes... Pour mettre au point mon personnage, il m'a fallu inventer une fausse préhistoire, rassembler en une période très courte - la vie d'un individu - ce que nos lointains ancêtres avaient mis si longtemps à découvrir au prix d'incroyables difficultés... Parfois, je n'ai pas hésité à faire figurer dans mes scénarios des grands sauriens dont on est sûr qu'ils avaient tous disparu bien avant l'apparition de l'homme sur notre planète... Délibérément, je ne fais pas oeuvre d'ethnologue. Tout le monde le comprend ; mais le plus important de mes problèmes était d'abord de prendre ce parti...

Ce que j'ai voulu faire comprendre à mes lecteurs, c'est que les plus importantes découvertes de la préhistoire ont été faites le plus souvent de façon fortuite, que l'homme préhistorique, se trouvant placé accidentellement dans une situation nouvelle, trouvait des solutions à sa situation, qu'il utilisait par la suite dans la vie courante. Et que c'est ainsi, de progrès en découvertes, qu'il est parvenu peu à peu à assurer la survie de l'espèce, puis à conquérir le monde.

Rahan est un homme digne, l'archétype de tous ceux qui, au cours de cette longue nuit de la préhistoire, ont fait progresser les autres hommes. Mais c'est un homme comme les autres : il doute, il a souvent peur, il est vulnérable.

André Chéret (1975)

Des témoignages que je reçois de partout m'informent que les enfants manifestent aujourd'hui beaucoup d'intérêt pour la préhistoire grâce à Rahan... On écrit des thèses là-dessus. Ma modestie est mise à rude épreuve... A l'opposé, certains m'accusent de « racisme inconscient » parce que mon héros est blanc et blond... C'est une chose que nous avions décidée ensemble avec le dessinateur André Chéret. Un homme à peu près nu ressemble beaucoup à un autre. Si nous avions voulu que Rahan soit brun, sa silhouette aurait été la même que celle de Tarzan. La silhouette seulement, bien sûr, mais c'était encore trop.

On m'adresse bien d'autres reproches. Les fillettes, par exemple, voudraient que Rahan se marie... Elles soulèvent là un vrai problème : les héros de bandes dessinées sont souvent misogynes. Ce n'est pas le cas de Rahan, mais, s'il se mariait, ce serait la fin de ses aventures. Bien des histoires se sont terminées sur cette conclusion : « II se marièrent et eurent beaucoup d'enfants. »

André Chéret, un dessinateur belge, s'est passionné pour Rahan. Il dessine depuis une douzaine d'années. C'est lui qui interprétait les dernières bandes de Bob Mallard, mais il n'était pas à son aise dans les histoires de moteurs, de carburateurs et de tubulures. Il s'est passionné pour Rahan, un héros qui correspond à son goût pour la nature...

Edité en album trimestriel, « Rahan » a connu d'emblée le grand succès . le premier numéro a été vendu à 300 000 exemplaires.

des versions étrangères de Rahan
Georges Quiquère

Interview parue dans le numéro 1593 de La Vie Ouvrière du 12 mars 1975.

(1) Un joli livre largement illustré, intitulé « L'Aventure et l'image », a été édité chez Gallimard à l'occasion du 30ème anniversaire des Editions Vaillant. Il contient de très belles reproductions agrandies de différentes bandes aujourd'hui « historiques ».

(2) Notre ami, le peintre René Moreu, a durant plusieurs années participé à la mise en pages de « la Vie Ouvrière ».

(3) « Fifi, gars du maquis » était dessiné par André Liquois.