Vous avez découvert ou redécouvert Jacques Nicolaou avec le livre de Richard Medioni et à l'occasion du numéro Spécial de Bodoï, vous n'aviez eu droit qu'à une petite partie de l'interview exclusive de ce dessinateur aux multiples facettes. Difficile de traduire, dans ce portrait, toute la sympathie que nous avons découverte à l'occasion de cette rencontre.

Jacques Nicolaou

Jacques Nicolaou en 2003 avec le
fameux chapeau tyrolien !

Jacques Nicolaou est né en 1930, il est entré aux éditions Vaillant en 1955 comme « concepteur maquettiste » et trois ans plus tard, il a repris les aventures de Placid et Muzo initiées par Arnal. Il a assuré ainsi un nombre impressionnant de planches pendant 40 années au service de ces personnages. Considéré comme un forçat du travail, il s’exprime rarement et se fait discret. Richard Medioni nous avait fait découvrir Nicolaou dans son livre (1), nous sommes allés rencontrer ce dessinateur aux allures de Jean Carmet.

Comment êtes-vous devenu Nicolaou ?

Mes premiers dessins je les ai faits à l’école, j’étais nul en français, en mathématiques et un jour, je dessinais le prof (il ressemblait au professeur Nimbus avec ses lunettes). Il m’est tombé dessus, s’est fâché et m’a envoyé directement dans le bureau du directeur. Et là franchement, je n’en menais pas large… Le professeur a montré le dessin au directeur qui s’est exclamé : « Oh ! Alors là, pas mal ! Vous, vous ferez quelque chose dans la vie !... ». Je suis sorti soulagé et finalement c’est ce qui m’a incité à dessiner.

A 18 ans j’ai travaillé dans l’aviation dans un bureau d’études. Quand j’ai fait mes premiers dessins, le directeur m’a remarqué et m’a réorienté dans un service où je pouvais me consacrer au dessin. Le déclic est venu grâce à ces encouragements.

un dessin de Nicolaou à l'âge de 18 ans

Pendant 15 ans j’ai travaillé dans ce bureau d’études à faire du dessin industriel tout en faisant de la Bande Dessinée. J’étais tiraillé d’un côté comme de l’autre mais j’ai mené de front les deux activités. Et puis un jour, aux éditions Vaillant on m’a dit : « Arrête le dessin industriel, Placid et Muzo marche vraiment, laisse tomber l’usine ». J’avais du mal à me décider, au bureau d’études je me plaisais et le dessin industriel c’était plus sérieux que la bande dessinée…

Quand êtes-vous rentré aux éditions Vaillant ?

Après mon service militaire, j’ai fait du dessin humoristique dans Ici Paris, France-Dimanche, La Casserole, France-Soir. Je déposais 5-6 dessins et la semaine d’après je revenais et on nous prenait 1 ou 2 dessins, parfois rien du tout. Quelqu’un m’a conseillé, un jour, d’essayer de faire de la bande dessinée, je me suis présenté au hasard chez Vaillant et je suis devenu, à 22 ans « concepteur maquettiste ».

Comment s’est passé le relais des personnages avec Arnal ?

Bêtement, on m’a donné un jour un jeu de l’oie à faire. Sur ce jeu il fallait dessiner tous les personnages du journal, et parmi eux, il y avait Placid et Muzo. Or, à ce moment là, Arnal était en difficulté, il avait refusé de le dessiner : (ndlr : il imite Arnal avec l’accent) « Moi j’en ai marre, je veux pas travailler ça, ça me fatigue, je veux pas le faire ». C’était un catalan, il parlait comme ça. Arnal était quelqu’un de très gentil, non seulement il avait un talent monstre, mais en plus il était modeste.

tirage sans texte du fameux jeu de l'Oie du Vaillant n°678 qui changea la vie de Nicolaou

J’ai donc fait ce jeu de l’oie et la semaine d’après, on m’a proposé de faire une demi-planche de Placid et Muzo (ndlr : à l’époque les aventures de Placid et Muzo paraissaient dans ce format). Je l’ai faite, ils m’ont demandé d’en faire une autre, j’ai continué et ainsi de suite…

Quel était votre rythme de travail ?

Je devais faire au moins une planche par semaine pour le journal, parfois 7, plus les 100 jeux et les 100 gags des Placid et Muzo poche par mois, sans compter les couvertures, le bricolage… C’était la folie.

Placid et Muzo Poche n°1

Et vous étiez seul à dessiner ?

Ah oui, même qu’au journal on m’interpellait en me disant : « Alors M. l’imprimeur, ça va ? ». Forcément, j’en faisais tellement (rires)…

Et vous n’aviez pas envie de déléguer un peu ?

Je ne voulais pas qu’un autre dessinateur m’aide, on me l’a souvent proposé, mais ce n’était pas mon truc. Si vous avez un enfant, c’est le vôtre, il ne peut pas avoir deux papas. Et il faut reconnaître que j’avais eu la primeur et la chance qu’Arnal me laisse ses personnages, je ne me sentais pas de les laisser à quelqu’un d’autre.

Nicolaou réalisait lui-même ses bricolages

portrait du père de Nicolaou

Comment travailliez-vous ?

Je restais parfois un mois enfermé pour faire le boulot, mon angoisse c’était d’avoir un rhume et me mettre en retard de 3-4 jours. C’est un métier où il faut supporter de rester enfermé, je ne pouvais pas me permettre de m’arrêter de travailler, le week-end je ne connaissais pas. J’étais obligé d’avoir un ou deux mois d’avance. Mon angoisse était de me retrouver en retard. Je suis un super angoissé, j’ai toujours peur de mal faire.

Avez-vous déjà été en retard ?

Non, mais j’ai bien failli, un jour un coursier est venu prendre mon gros paquet de planches, c’était les 100 pages de jeux et les 100 pages de gags pour le Placid et Muzo poche du mois. Il est arrivé à l’imprimerie, c’était fermé. Il a vu le paillasson, il a mis le paquet en dessous et il est parti. Le lendemain matin, évidemment le paquet avait disparu, quelqu’un dans la nuit avait piqué mes planches. Au final, dans le mois j’ai fait les 100 pages de jeux et les 100 pages de gags pour le Placid et Muzo poche, et il a fallu que je les refasse une deuxième fois en catastrophe. Ça ne m’est arrivé qu’une seule fois dans ma vie, n’empêche, il fallait le faire.

un inédit de Nicolaou

Mais où alliez-vous chercher tout ça ?

Je recevais mes amis et ma famille, ils me racontaient leurs anecdotes de voyage, de vacances, et le soir je les adaptais pour Placid et Muzo.

Et pour le dessin ?

Quand j’avais suffisamment de scénarios pour mon « poche » je passais à ma table de dessin en compagnie de Mozart, Beethoven, la musique classique. Il me fallait créer un univers, à travailler comme ça enfermé… je consommais 1 litre et demi d’encre de chine par an. Ma femme m’aidait pour les couleurs et me remplissait les noirs.

Richard Medioni racontait dans son livre que vous apportiez vos planches à la rédaction habillé « en dimanche ».

Ah… Quand j’allais porter mes planches à la rédaction, je venais avec un petit chapeau (le fameux chapeau tyrolien), une cravate, mon costume et mon attaché-case. Quand j’ai lu ça, je me suis dit, il ne m’a pas loupé (rires), mais en plus c’est que c’est vrai ! Lorsque j’allais amener mon travail, il fallait que je sois présentable.

affiche pour l'exposition de 1992
carte de Noël
travail publicitaire

On ne vous a jamais proposé autre chose que Placid et Muzo chez Vaillant ?

Si, une fois on nous a réuni Roger Mas (ndlr : le dessinateur de Pifou et de Léo) et moi à la rédaction et on nous a dit : « Pif marche très bien, nous avons un projet, vous allez reprendre le personnage à deux, Placid et Muzo on verra plus tard ». On s’est regardé tous les deux et on a dit : « Pas question ! ». Voyant notre réaction, la rédaction nous a laissé travailler chacun de notre côté et ils ont confié le personnage de Pif à des jeunes, qu’ils ont formés. C’était du travail en série, l’un faisait les crayonnés, l’autre passait à l’encre, c’était un peu l’usine…

Travail de commande pour une BD en patois charentais "la chasse au Dahu" dessiné par Nicolaou

Et vous avez travaillé ailleurs que dans Pif-Gadget ?

A un moment donné, je suis allé voir chez Mickey pour proposer des dessins. Et ils m’ont fait faire trois albums de Winnie l’Ourson, je faisais des montages, un petit cirque… Mais ça s’est su à la rédaction et un jour on m‘a demandé de choisir et je suis resté chez Pif.

Et un jour vous avez arrêté Placid et Muzo

Oui, après 40 ans à faire du Placid et Muzo, je me suis mis à la retraite parce qu’on me tapait sur l’épaule en me disant : « Tu as bien bossé, maintenant profite de la vie, sort, va te balader ». Mais moi je voulais continuer à travailler… Et à force j’ai fini par arrêter en 1990. Trois ans avant la disparition de Pif-gadget.

Comment expliquez vous le succès de Placid et Muzo ?

Il faut reconnaître que Placid et Muzo évoluent dans un environnement familier, il n’y a rien de violent, ni de vulgaire, cela se passe à la maison la plupart du temps, ils mangent, ils bricolent, ils font des blagues… Je n’ai jamais été influencé par qui que se soit, c’est peut-être prétentieux ce que je dis, mais c’est vrai, il fallait que cela vienne de moi.

"Bigre quel gâteau !", Nicolaou est bien un Placid !

Avez-vous des regrets ?

Je vais être franc, je n’hésite pas, mon regret c’est de ne pas avoir créé moi-même Placid et Muzo, ça a été toujours pour moi une blessure. J’aurais aimé être le vrai père et pas simplement le père adoptif.

Et aujourd’hui que faites-vous ?

Je suis toujours aussi actif, je me lève tôt tous les jours, je fais de la vidéo, de l’aquarelle. J’expose chaque année en août, cette année j’avais apporté 125 toiles ainsi que des dessins humoristiques et des planches de Placid et Muzo.

une des nombreuses aquarelles réalisées par Nicolaou

En dessinant Placid et Muzo vous étiez seul, maintenant à la retraite vous allez à la rencontre de votre public ?

Dans toute ma carrière je n’ai jamais véritablement rencontré les lecteurs, je bossais mais je ne pensais pas qu’un jour on viendrait me trouver, comme ces anciens lecteurs que je croise dans mes expos. La dernière fois il y a un gars qui est venu devant moi, il était trois fois comme moi, un gros balèze, il avait des trucs partout… Il s’est approché avec son petit carnet, m’a regardé et m’a demandé : « C’est vous qui faites Placid et Muzo ? », « Euh… Oui », « Ah… Je peux m’asseoir ? », « Euh… Oui », « Vous pouvez me faire un petit dessin ? » Eh bien ce n’était plus le gros dur mais le petit enfant qui venait me voir. Je lui ai fait son dessin, il était heureux comme tout. Et pourtant, à le voir comme ça, c’était vraiment l’armoire à glace !

une classe qui a reçu Jacques Nicolaou en se déguisant en Placid !

J’ai compris que ce qui plaisait dans mon travail, c’est que dans le fond, j’initiais les jeunes à la bande dessinée, à lire les histoires, un peu comme pour le poisson, on mettait un appât. Ce côté plutôt naïf, permettait aux enfants de bien assimiler les gags et les dessins. Il faut que les enfants comprennent immédiatement parce que s’ils froncent les sourcils et s’ils doivent revenir en arrière pour relire les premières bulles, c’est perdu.

Propos recueillis par Philippe Baumet et Emmanuel Epailly en août 2003.

(1) « Pif-Gadget, la véritable histoire des origines à 1973 » - éditions Vaillant Collector (www.pif-gadget-le-livre.com)